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Catastrophe de Lac-Mégantic: huit ans plus tard, la justice se fait toujours attendre

17 juillet 2021

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9min

  • BC
    Bruce Campbell

Le 6 juillet 2013, un train à la dérive chargé de pétrole déraille et explose dans la ville de Lac-Mégantic en Estrie. 47 personnes sont tuées. Le train qui était destiné à la raffinerie Irving au Nouveau-Brunswick était bourré de pétrole de la « formation de Bakken », une catégorie hautement volatile. Il s’agit de la pire catastrophe industrielle en sol canadien depuis plus d’un siècle.

Huit ans après cette terrible tragédie, les blessures sont toujours vives. Des problèmes sanitaires, environnementaux et post-traumatiques affligent les membres de la communauté. Deux personnes ayant perdu des proches dans la tragédie se suicideront après les événements. Et huit ans plus tard, les citoyens et citoyennes de Lac-Mégantic n’ont toujours pas obtenu la justice qu’ils réclament.

Pour marquer le triste anniversaire de l’explosion meurtrière, une manifestation était organisée près de la courbe où le train fatidique a déraillé. Les organisateurs, la Coalition Lac-Mégantic pour la sécurité ferroviaire, réclament une enquête indépendante et un moratoire permanent empêchant les trains pétroliers de traverser la ville.

Les gouvernements conservateurs et libéraux ont refusé à plusieurs reprises de tenir une telle enquête. Ni Transports Canada ni les compagnies de chemin de fer ne souhaitaient manifestement que des détails gênants sur leurs activités ou leur responsabilité soient révélés. Aucun politicien, haut responsable du gouvernement ou cadre de l’industrie n’a été tenu responsable.

Les enquêtes parlementaires sur la catastrophe de Lac-Mégantic, sous des gouvernements majoritaires, se sont vu confier des mandats limités. L’enquête du Bureau de la sécurité des transports (BST) et celle du vérificateur général avaient une portée restreinte. De plus, l’enquête du BST a laissé de nombreuses questions sans réponse.
Les procédures civiles et pénales subséquentes ont été réglées à huis clos, à l’exception du procès pour négligence criminelle contre trois travailleurs de première ligne. De plus, dans ce procès, aucun décideur du gouvernement, de l’industrie ou de l’entreprise n’a été appelé à témoigner.

Les citoyen·ne·s de Lac-Mégantic méritent de connaître la vérité sur les événements qui auront marqué leur communauté à jamais. La relation entre une industrie puissante qui, dans les faits, s’auto-réglemente, et Transports Canada, un ministère sous-financé et largement impuissant, a contribué à la mise en place d’un cadre réglementaire ayant permis le désastre. La responsabilité dans cette affaire et les détails de cette relation incestueuse doivent être mis en lumière. J’ai beaucoup écrit sur la proximité malsaine entre l’organisme de réglementation et l’industrie réglementée.

Bien qu’une enquête ne puisse pas entraîner de poursuites pénales ou civiles, elle peut obliger des témoins à témoigner sous serment et à être contre-interrogés ; elle peut déterminer une faute et attribuer le blâme à des individus ou à des organismes.

Il faut noter qu’une enquête offre aux personnes concernées l’opportunité de raconter leur histoire, ce qui aide à panser les blessures liées à un tel traumatisme. Enfin, une enquête peut faire des recommandations pour améliorer le régime de sécurité ferroviaire et ainsi aider à prévenir « un autre Lac-Mégantic ».

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La construction de la voie de contournement, promise depuis belle lurette, se fait toujours attendre. La courbe où le train fatidique a déraillé est aujourd’hui plus dangereuse qu’à l’origine et les trains transportant des marchandises dangereuses continuent de passer, de jour comme de nuit.

Le Canadien Pacifique (CP) qui a récemment racheté la ligne ferroviaire qui traverse Lac-Mégantic, s’est vu confier la planification et la construction de la voie de contournement de 12 kilomètres. Bien que le projet soit entièrement financé par les gouvernements canadien (60 %) et québécois (40 %), y compris l’acquisition des propriétés qui se trouvent sur le tracé, le CP deviendra propriétaire de la voie de contournement à l’issue des travaux.

Le gouvernement fédéral s’est engagé à plusieurs reprises à commencer la construction afin qu’elle soit complétée d’ici 2023, au dixième anniversaire de la tragédie. Cependant, le PDG du Canadien Pacific, Keith Creel, a déclaré dans une lettre au ministre des Transports que cet échéancier n’est pas réaliste. En prenant du retard lors de l’évaluation de la faisabilité du projet, le CP semble vouloir imposer son propre calendrier pour la construction de la voie de contournement.  Tout ceci au détriment de la communauté qui attend déjà depuis trop longtemps. Insistons que dans toute cette histoire, le CP héritera des nouvelles infrastructures sans avoir eu à débourser un sou.

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Par ailleurs, le Canadien Pacifique continue de nier toute responsabilité pour son rôle dans la catastrophe de Lac-Mégantic. Et pour ajouter l’insulte à l’injure, le CP est toujours devant les tribunaux pour tenter de se soustraire à sa responsabilité de contribuer au fonds du recours collectif pour les victimes, ainsi qu’aux frais de nettoyage engagés par le gouvernement du Québec.

De plus, l’entreprise est parvenue à se soustraire à la poursuite pour mort injustifiée déposée devant un tribunal américain. Selon les avocats des victimes, le CP a échappé à sa responsabilité après avoir dissimulé laquelle de ses filiales américaines était responsable du déraillement, à savoir l’obscure société Soo Line, basée à Minneapolis. En effet, le CP a profité de l’échec des plaignants à identifier la bonne filiale dès le départ pour persuader le tribunal de rejeter l’affaire. Toujours selon l’avocat des victimes, le Canadien Pacifique utilise depuis longtemps son réseau trouble de sociétés affiliées pour déjouer les tribunaux.

Le comportement pernicieux du CP ne devrait pas surprendre.  L’ancien PDG Hunter Harrison a été l’architecte du Precision Scheduled Railroading, un modèle d’exploitation visant la réduction des coûts. Selon cette approche, les profits de l’entreprise et la valeur actionnariale deviennent l’absolue priorité des opérations. Le PDG actuel, Keith Creel, est un protégé de M. Harrison.

Ainsi, le CP offre un exemple classique de ce que décrit le professeur de droit de l’Université de la Colombie-Britannique Joel Bakan dans son livre The Corporation, et sa suite, The New Corporation, soit « la poursuite pathologique du profit et du pouvoir ».

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Comme je l’ai écrit dans mon livre sur la catastrophe de Lac-Mégantic, les espoirs, les rêves et l’avenir de 47 personnes ont été anéantis lors de cette fameuse nuit. Deux autres victimes s’ajouteront, à la suite de suicides. Vingt-sept enfants ont perdu leurs parents. Des familles ont perdu des fils, des filles, des mères, des pères, des frères, des sœurs, des cousins, des tantes, des oncles. D’autres ont perdu amis, amoureux, collègues de travail, camarades de classe, coéquipiers.

Personne dans la ville n’a été épargné par le chagrin causé par cette tragédie. Or, les disparitions sont le dommage collatéral d’une série de décisions dont certaines remontent à plus de trois décennies. Au fil de l’adoption de politiques de déréglementation, de privatisation et d’austérité budgétaire se renforçant mutuellement, l’obligation du gouvernement de protéger ses citoyen·ne·s a été subordonnée à des intérêts privés. Des décisions ont été motivées par la soif de profit, la corruption et l’orgueil. C’est ce cocktail explosif qui a détruit une communauté le 6 juillet 2013.

Les citoyens et les citoyennes de Lac-Mégantic ont trop attendu. Une justice retardée est une négation de la justice. Le moment est venu de leur rendre justice.

Bruce Campbell est professeur adjoint à la Faculté des études environnementales de l’Université York, senior fellow au Centre pour la liberté d’expression à l’Université Ryerson et auteur du livre Enquête sur la catastrophe de Lac-Mégantic: Quand les pouvoirs publics déraillent, paru aux Éditions Fides en 2019. Il a fait partie du comité consultatif de l’enquête du Vérificateur général de 2021 sur la sécurité ferroviaire. 

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