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Réduire la rémunération des médecins pour refinancer le réseau de la santé et des services sociaux

17 septembre 2021

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12min



Une promesse phare de la Coalition avenir Québec (CAQ) lors des élections de 2018 était de réduire de 1 G$ par année la rémunération des médecins spécialistes, hypertrophiée par plusieurs années de croissance débridée[1]. Dans les faits, c’est plutôt une réduction de 1,6 G$ sur quatre ans qui a été négociée entre le gouvernement et la Fédération des médecins spécialistes, cible qui n’est toutefois pas en voie d’être atteinte, selon le plus récent rapport de la Vérificatrice générale[2].

La présente fiche montre qu’une réduction substantielle de la rémunération médicale est incontournable pour faire face au défi du financement en santé et services sociaux. Nous démontrons qu’une partie de la solution concernant ce financement est déjà intégrée aux dépenses actuelles de ce secteur.

Pour y arriver, nous procédons en trois étapes. Cette fiche mesure d’abord l’impact financier des années d’austérité sur le réseau de la santé et des services sociaux. Elle établit ensuite l’excédent de rémunération (dite « sur-rémunération ») versé aux médecins au cours des dernières années, en distinguant la part de cet excédent accaparée par les médecins spécialistes et les médecins omnipraticien·ne·s. Nous concluons en évaluant la part du manque à gagner dû à l’austérité qui pourrait être comblée par une réduction de l’enveloppe budgétaire consacrée à la rémunération médicale.

L’impact financier de l’austérité budgétaire

Dans un premier temps, il s’agit d’établir le manque à gagner hérité des années d’austérité budgétaire, soit le montant qui, malgré les réinvestissements récents, reste à combler pour rétablir le financement du réseau à son niveau d’avant 2009.

Avant de présenter les résultats, trois remarques méthodologiques s’imposent. La première concerne le choix du « Programme services à la population » (Programme 2) comme point de départ de notre analyse. En procédant de la sorte, nous avons notamment retiré de l’équation les dépenses liées à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), donc celles liées à la rémunération médicale, ce qui éclaire l’état réel du financement du réseau. Ensuite, pour les années 2020-2021 et 2021-2022, nous avons retiré de notre analyse des dépenses non récurrentes associées à la crise de la COVID-19[3]. Finalement, nous avons construit notre « budget ajusté » en recomposant un facteur de croissance des dépenses de santé qui prend en considération l’inflation liée à ce secteur d’activité, l’évolution démographique, l’impact du vieillissement de la population et une part d’amélioration des services offerts[4].

Nous pouvons alors comparer, au graphique 1, l’évolution du budget réel de la santé à ce qui aurait dû être mis en place pour préserver la capacité du réseau à faire face à l’augmentation des besoins populationnels (le budget ajusté). En isolant les données pour la période 2008-2009 à 2021-2022, nous pouvons alors mesurer l’ampleur du déficit laissé par l’austérité budgétaire dans le financement de la santé et des services sociaux au Québec.

Au graphique 2, nous observons que ce manque à gagner s’est perpétué après l’arrivée au pouvoir de la CAQ et qu’il s’est même sensiblement aggravé durant l’année pandémique, atteignant un creux inégalé lors de la décennie précédente. Néanmoins, le déficit de financement provoqué par l’austérité a diminué significativement en raison des investissements annoncés dans le dernier budget, passant de 6,2 G$ en 2020-2021 à 2,5 G$ prévus pour l’année en cours.

La sur-rémunération des médecins

Il s’agit maintenant de quantifier la part de rémunération versée en trop aux médecins. Pour ce faire, nous construisons une « rémunération ajustée » en appliquant à la rémunération médicale un taux de croissance établi en fonction de deux facteurs : 1) la croissance du nombre de médecins (spécialistes, omnipraticien·ne·s et total); 2) la croissance du salaire de base moyen de l’ensemble du personnel non médical du réseau de la santé et des services sociaux (incluant les cadres). Autrement dit, nous considérons que rien ne justifie d’accorder aux médecins des hausses de revenus supérieures à celles consenties aux autres travailleuses et travailleurs du système de santé et de services sociaux.

Un des arguments principaux mis de l’avant par les fédérations médicales pour justifier les hausses de rémunération faramineuses négociées au cours des dernières années est la menace d’une pénurie de médecins et d’une désertion des médecins québécois vers l’Ontario. Or, les données de l’Institut canadien d’information sur la santé montrent que, depuis le début des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, le nombre de médecins par 100 000 habitant·e·s est systématiquement plus élevé au Québec qu’en Ontario et que dans l’ensemble du Canada. L’évolution de la rémunération médicale semble n’avoir eu aucun impact sur ces tendances de fond[5]. Ces hausses sont d’autant moins justifiées qu’il a été démontré qu’une croissance soutenue de la rémunération des médecins ne s’accompagne pas d’une amélioration du volume de services médicaux dispensés à la population[6].

Le graphique 3 compare l’évolution de la rémunération réelle des médecins à partir de 2005-2006[7] à la rémunération médicale « ajustée », qui correspond à la rémunération qu’aurait dû recevoir le corps médical pour que l’enveloppe qui lui est consacrée connaisse une croissance comparable à celle des autres employé·e·s du réseau.

Le graphique 4 illustre pour chaque année l’écart entre la rémunération médicale réelle et la rémunération ajustée, ce qui nous permet de quantifier la sur-rémunération des médecins spécialistes, des omnipraticien·ne·s et du total des médecins.

 

Selon les données disponibles, les médecins spécialistes recevront 978 M $ de sur-rémunération en 2021-2022, accaparant ainsi les deux tiers de l’excédent total versé en rémunération médicale, même si les spécialistes ne représentent qu’environ la moitié des effectifs médicaux de la province. Bien que la sur-rémunération des médecins omnipraticien·ne·s pèse moins lourd, elle représente tout de même 491 M $, pour un total de près de 1,5 G $ versé en surplus à l’ensemble des médecins en 2021-2022.

Toutefois, il est important de préciser que cet excédent est probablement beaucoup plus élevé. En effet, on constate une diminution de la sur-rémunération versée aux médecins à partir du sommet de 2017-2018, mais les données des deux dernières années doivent être interprétées avec prudence. D’une part, elles sont basées sur les crédits budgétés par le ministère des Finances plutôt que sur les coûts réels inscrits dans les rapports annuels de la RAMQ. Or, au cours des années précédentes, les coûts réels ont été systématiquement plus élevés que les crédits budgétés[8].

D’autre part, il est probable que l’enveloppe budgétaire plus modeste accordée à la rémunération médicale à partir de 2020-2021 reflète les impacts anticipés de la pandémie de COVID-19. Avec le délestage de nombreuses interventions médicales, on peut s’attendre à une baisse momentanée de la rémunération des médecins, qui risque toutefois d’être suivie d’une remontée significative avec la reprise complète des activités et le rattrapage des retards qui s’imposera au cours des prochaines années.

Les données de l’année 2019-2020, qui sont vraisemblablement plus représentatives des tendances réelles dans la rémunération médicale, indiquent que l’excédent versé aux médecins atteignait alors 2,1 G $ (dont 1,4 G $ pour les spécialistes et 753 M $ pour les omnipraticien·ne·s).

Au graphique 5, on peut voir l’évolution de l’excédent individuel moyen reçu en rémunération par les médecins annuellement. Pour les médecins spécialistes, cet excédent individuel a atteint un sommet en 2016-2017 : chaque médecin spécialiste a alors reçu en moyenne 179 000 $ en rémunération excédentaire. La sur-rémunération individuelle moyenne reçue par les omnipraticien·ne·s a atteint son apogée l’année suivante, chacun·e ayant alors empoché 109 000 $ en surplus. Malgré la diminution de l’excédent observé au cours des dernières années, chaque médecin recevra une rémunération gonflée de 69 000 $ en moyenne en 2021-2022, ce surplus étant d’environ 88 000 $ pour les spécialistes et de 49 000 $ pour les omnipraticien·ne·s.

Au graphique 6, on constate que la réduction de la rémunération médicale permettrait, par le biais d’un simple transfert de fonds, de réduire considérablement le manque à gagner creusé par les années d’austérité budgétaire dans l’enveloppe consacrée à l’ensemble des services de santé.

Cela est vrai même pour l’année en cours, alors que les données concernant la sur-rémunération médicale sont vraisemblablement sous-estimées. L’élimination de cet excédent et son attribution aux dépenses liées au « Programme services à la population » permettrait de réduire de 60 % le manque à gagner qui persiste malgré les nouveaux investissements annoncés dans le budget 2021-2022 : celui-ci pourrait ainsi passer de 2,5 G $ à 1 G $.

Conclusion

On le constate, la réduction de la rémunération des médecins, qui a connu une croissance excessive au cours des 15 dernières années, est une avenue incontournable pour refinancer le réseau à la hauteur de ses besoins et pour assurer la pérennité des services à la population.

 

 

Note de bas de page

[1]      Caroline PLANTE, « Promesses et réalités de la CAQ », Le Soleil, 29 décembre 2019, www.lesoleil.com/actualite/politique/promesses-et-realites-de-la-caq-de627a3c0d49372ec2f5e698520ccd6b.

[2]      VÉRIFICATEUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC, Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2021-2022, chapitre 6, juin 2021, www.vgq.qc.ca/Fichiers/Publications/rapport-annuel/174/32347_vgq_juin-2021_complet_web.pdf.

[3]      MINISTÈRE DES FINANCES (QUÉBEC), Budget 2021-2022, Plan budgétaire, mars 2021, p. B.8.

[4]      Pour cela, nous avons retenu la méthode employée en 2014 par le ministère des Finances du Québec. Budget 2014-2015 : Le défi des finances publiques du Québec, juin 2014, p. 18, www.budget.finances.gouv.qc.ca/budget/2014-2015a/fr/documents/Defi_Finances.pdf.

[5]      INSTITUT CANADIEN D’INFORMATIONS SUR LA SANTÉ, Nombre, répartition et migration des médecins au Canada, 2019 — données historiques, 2020.

[6]      Guillaume HÉBERT, Jennie-Laure SULLY et Minh NGUYEN, L’allocation des ressources pour la santé et les services sociaux au Québec : État de la situation et propositions alternatives, Rapport de recherche, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, janvier 2017; Damien CONSTANDRIOPOULOS et Astrid BROUSSELLE, Analyse des impacts de la rémunération des médecins sur leur pratique et la performance du système de santé au Québec, Rapport de recherche produit dans le cadre de l’action concertée intitulée Regards sur les modes de rémunération des médecins, financée par le Commissaire à la santé et au bien-être, www.pocosa.ca/RapportFINAL.pdf.

[7]      Le choix de cette année initiale a été établi par des calculs préliminaires nous ayant permis de déterminer que c’est à partir de l’année suivante que la rémunération médicale commence à croître de manière excessive durant les années 2000. Voir Anne PLOURDE, Le capitalisme c’est mauvais pour la santé, chapitre 6, Montréal, Écosociété, 2021, 288p.

[8]      Cela ne contredit pas le constat de la Vérificatrice générale qui, dans son rapport annuel de juin 2021, signale que « [d]epuis 2015, les coûts de la rémunération des médecins ont été inférieurs (d’un milliard de dollars) à ce qui était prévu dans les ententes ». La Vérificatrice générale compare ici les coûts réels avec les sommes prévues dans les ententes négociées avec les fédérations médicales, alors que nous comparons les coûts rapportés par la RAMQ aux crédits budgétés par le ministère des Finances. Voir Vérificateur général du Québec, op. cit., p. 11.

Faits saillants

  • L’impact financier de l’austérité budgétaire sur le réseau de la santé et des services sociaux a diminué en raison des nouveaux investissements annoncés dans le plus récent budget, le manque à gagner passant de 6,2G$ en 2020-2021 à 2,5G$ pour l’année en cours.
  • Les médecins spécialistes recevront au moins 978 M $ de sur-rémunération en 2021-2022 et les médecins omnipraticien·ne·s 491 M$, pour un total de près de 1,5G$.
  • Chaque médecin recevra en moyenne 69 000 $ de sur-rémunération en 2021-2022, soit en moyenne environ 88 000 $ de plus pour les spécialistes et 49 000 $ pour les omnipraticien·ne·s.
  • L’élimination de cet excédent dans la rémunération médicale permettrait de réduire de 60 % le manque à gagner qui persiste malgré les nouveaux investissements annoncés dans le budget 2021-2022.

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